Message d’Antoinette Rychner
(Rédigé en 2023)
Régulièrement, je reçois, en tant qu’autrice, des demandes de travail rédactionnel bénévole.
Ces sollicitations émanent d’organismes publics ou privés, d’associations, d’institutions scolaires ou universitaires, de revues, d’organisateurices de manifestations ou d’éditeurices de sites web, ou d’autres acteurices du secteur culturel, incluant la médiation.
Ce peut-être une invitation à contribuer à une revue littéraire, à me prêter à un entretien, à répondre aux questions d’un·e élève ou lycéen·e en train d’étudier l’un de mes livres, à celles d’un·e traducteurice cherchant à saisir aux mieux les nuances d’un de mes textes. Les questions reçues touchent souvent à mes processus de création, qui provoquent tout naturellement de la curiosité. Mais il peut aussi s’agir d’appels à témoigner de mes lectures préférées, de mes « coups de cœur », de mes habitudes et rituels d’écriture au quotidien, etc, ou encore d’appels à auto-réaliser des capsules vidéo promotionnelles.
Toutes ces sollicitations, aussi diverses qu’elles soient, ont en commun le supposé qu’il ne serait en rien problématique de demander à un auteur·rice – par extension, à un·e artiste – d’offrir gracieusement de la disponibilité et de fournir gratuitement des contenus.
Lorsque l’absence de rémunération est ouvertement abordée en tant que problème, les représentant·es d’organismes solliciteurs se justifient souvent en évoquant un manque de moyens.
Par ailleurs, quasi toustes mettent en avant la contrepartie promotionnelle qui m’échoira sous forme de visibilité. (La tribune offerte, où je ferais connaître mon travail, devrait compenser l’absence de rémunération).
Très fréquemment, la question de la rémunération n’est même pas mentionnée dans la prise de contact initiale ! A croire qu’il irait de soi, pour les deux parties, d’envisager sans les questionner de tels engagements bénévoles.
Qu’on me permette de rappeler ici quelques faits à prendre en compte :
· Votre demande vous paraît peut-être minime : « juste » une capsule vidéo d’1min, « juste » quelques questions… Et vous vous dites qu’en soi, cela ne me prendra pas beaucoup de temps ou d’énergie. Mais si je veux y répondre avec authenticité, cela me demandera une vraie implication, non superficielle, même pour un contenu court. Et il faut imaginer, dans le quotidien de l’artiste, un effet de multiplication : vous n’êtes pas seul·es à envoyer quelque sollicitation, et lorsque s’additionnent plusieurs mails comportant chacun plusieurs questions d’interview, le temps qu’on devrait y consacrer pour satisfaire tout le monde s’allonge nécessairement…
· Payer en visibilité, dans l’économie de marché où nous devons toustes en passer par des transactions monétaires pour nous loger, nous vêtir, nous nourrir, (les artistes n’étant pas de purs esprits) n’est hélas pas possible. Vous pouvez, de votre côté, estimer que vous me payez en visibilité, mais de mon côté je ne pourrai ni régler les primes d’assurance maladie de mes enfants, ni cotiser à la LPP pour ma retraite, ni acheter un billet de train en visibilité. Pour m’acquitter de telles factures, j’aurai besoin d’argent.
· Chez l’auteurice peuvent bien sûr exister des motifs autres qu’économiques d’accéder à votre demande. Ces motifs personnels peuvent être intéressés (il est bon pour l’égo de constater que l’on s’intéresse à son œuvre ; on peut se sentir honoré·e, flatté·e, et il est bon pour le CV et la crédibilité professionnelle de, par exemple, voire figurer sa contribution dans une revue prestigieuse).
Ces motifs peuvent également être désintéressés : l’auteurice peut évidemment se réjouir que des écoles mettent au programme les œuvres d’auteurices vivant·es et/ou locaux·locales, ou encore vouloir soutenir, par du travail offert à titre caritatif, un organisme dont les but lui sont particulièrement chers. Enfin, l’auteurice peut être mû·e par un pur plaisir intellectuel (prenons le cas, heureusement fréquent, où l’on reçoit, de la part d’un élève, d’un interviewer·euse ou encore d’un·e traducteurice, des questions intelligentes, touchantes, amusantes ou stimulantes).
· S’il existe bel et bien une poignée d’auteurices francophones vivant·es qui peuvent vivre des ventes de leurs livres, dans notre immense majorité, nous n’atteindrons jamais les chiffres requis pour cela.
Pour rappel : un contrat d’édition standard prévoit en moyenne une part de 10% pour l’auteurice, le reste allant à l’édition-diffusion-librairies etc ; la dite chaîne du livre. Pour donner un exemple personnel : j’estime que mes romans écrits à ce jour m’auront demandé chacun env.18 mois d’écriture à mi-temps, soit, selon une base salariale décente pour la Suisse, et en comptant les cotisations sociales, un coût de travail d’env. 65'000 CHF.
Si je voulais couvrir ce coût avec la vente d’un roman, il me faudrait, à raison de 1,8 CHF/livre vendu en librairie me revenant, en vendre env.36'000 exemplaires. J’en suis loin.
· Puisque non viables dans une logique libérale, (d’autant moins viables qu’elles sont mal rémunérées), les activités de création et de médiation d’un·e auteurice sont dans bien des cas rendues possibles par une source de financement autre : sources occasionnelles de soutien explicitement destiné à la création, telles que bourses ou prix littéraires, ou sources pérennes « détournées », telles qu’emploi parallèle, conjoint·e à haut revenu, rente, prestations chômage ou autre.
(Je précise qu’à ce jour, ma situation socio-économique ne correspond à aucun de ces cas de figure).
(Je précise par ailleurs que pour renouveler un délai-cadre de chômage, il faut pouvoir justifier d’un certain nombre de mois travaillés, donc qu’il faut, pour un artiste, avoir cumulé dans l’intervalle requis un certain nombre d’engagements correctement payés).
· Il existe beaucoup d’artistes et de personnalités qui adorent communiquer, trouvent de la satisfaction à s’exposer, parler de soi, et pour qui la connexion permanente aux réseaux et l’usage multimédia ne sont probablement pas perçus comme du travail.
(Je précise, encore une fois à titre personnel, qu’à mes yeux ce type de communication représente un effort, et que chez moi l’amour de la lecture et de la création littéraire existe indépendamment de l’amour pour le partage de contenus numériques).
Ceci exposé, aucune des considérations ci-dessus ne change la donne suivante : chaque heure consacrée au travail rédactionnel bénévole que vous me demanderez sera prise sur le reste : cela représentera un temps assise derrière mon ordinateur, à votre service ou au service de l’organisme que vous représentez (bien que prétendument au service de ma propre promotion), et où par conséquent je ne serai ni en train de gagner ma vie, ni en train de co-gérer le quotidien ménager, ni en train d’échanger avec mes proches, de me ressourcer, de lire, ou encore de me consacrer à la création d’une nouvelle œuvre.
Les tâches ou demandes de présence que vous me proposez d’accepter, il est possible (mais pas obligé) qu’elles me procurent du plaisir, toutefois je ne les considérerai jamais comme du loisir, (un loisir parallèle à une activité autre, rémunératrice) toujours comme du travail, pour la bonne raison que l’ensemble de ce qui touche à la création comme à la médiation culturelle, sous quelles formes que ce soit, CONSTITUE MON TRAVAIL. Je n’en ai pas d’autre.
En conclusion :
S’il n’est pas en notre pouvoir de changer, du jour au lendemain et d’un coup de baguette magique, les conditions sociaux-économiques dans lesquelles vivent et travaillent les artistes, je voudrais formuler ici, tout au moins, deux recommandations qui me paraissent primordiales.
Si vous avez l’intention de solliciter un·e auteurice, merci d’avance de prendre les égards suivants :
Si votre proposition n’est pas rémunérée
– avoir la politesse d’aborder ce point problématique dès la prise de contact, et de vous en dire conscient·e et désolé·e. Ceci même si la demande vous paraît légère ou infime, et que vous pensez que l’auteurice s’y prêtera volontiers, heureux·se de parler de son travail. Car ce sera toujours du temps précieux, de l’attention et de l’implication que vous lui demanderez…
Si votre proposition est rémunérée
– annoncer les conditions d’engagement le plus précisément possible, dès la prise de contact.
Remarque : Le fait qu’un mandat soit rémunéré ne constitue pas en soi la garantie que l’auteurice l’accepte automatiquement ! Comme toustes les indépendant·es, salarié·es intermittent·es, ou personnes engagé·es dans le cadre de micros CDD, les artistes doivent jongler avec des pics de travail, des mandats qui se chevauchent, des déplacements etc. La compatibilité avec l’agenda du moment sera donc, dans le fait d’accéder ou non à votre demande, un facteur tout aussi déterminant que les conditions et le tarif proposés.
Si vous ignorez ce qu’est un tarif juste et décent, sachez que la plupart des branches culturelles publient des recommandations d’honoraires.
En l’occurrence, pour les auteurices, et pour la Suisse, on trouve ces recommandations publiées ici par l’Ads – Autrices et auteurs de Suisse:
Voir la Brochure PDF détaillée en français
À mon sens, le plus important dans vos rapports à l’auteurice que vous contactez n’est pas d’atteindre exactement les montants indiqués, mais au moins de vous montrer conscient·es qu’il faudrait, en principe, rémunérer les personnes que vous sollicitez.
Au terme de ce message-exposé, il me tient à cœur de rappeler son contexte de rédaction.
J’ai achevé mes études à l’Institut littéraire suisse, filière d’écriture créative de la Haute École des Arts de Berne, en 2009. Depuis, j’enchaîne des engagements à durée déterminée. Cela fait donc longtemps que je travaille sous ce régime, qui entraîne de l’incertitude et de la précarité.
Cette situation découlant de mes propres choix et de ma responsabilité individuelle, me direz-vous peut-être, mais les organismes que vous représentez sont les premiers à apprécier de s’adresser à des auteurices et artistes professionnel·les, réactif·ves, expérimenté·es, et surtout disponibles, qu’ils s’attendent à pouvoir solliciter ou inviter partout et en tout temps. Or, cette flexibilité a un prix. Et les prestations pour lesquelles on peut être payé·es en tant qu’auteurice – ateliers d’écriture, résidences, présence en festivals, etc – se révèlent le plus souvent incompatibles avec les contraintes d’un job parallèle, même à temps partiel, si les jours de travail de ce dernier sont fixes.
La commande d’écriture représente peut-être le seul cas de mandat rémunéré que l’on peut assumer en travaillant aux heures qui nous arrangent, depuis n’importe où.
Souvent, au cours de ces quinze ans, j’ai eu et j’ai encore le sentiment que certaines des personnes qui m’écrivent, au bénéfice d’un CDI avec salaire assuré, comprennent mal la réalité économique d’un·e artiste sans emploi fixe, et ne se rendent pas compte que les micro demandes, en se cumulant, peuvent représenter des gouttes d’eau qui font déborder le vase…
Je suis consciente que la culture est fragile, qu’elle dépend de subventions publiques qui doivent être chaque année validées, et que la sécurité d’un poste dans la culture n’est que relative.
Et je suis toute aussi consciente que nombre d’entre vous, représentant·es d’organismes culturels, travailleur·ses en milieu scolaire ou social, en passez par le bénévolat tout comme moi, lorsque vous vous dépensez sans compter pour la réussite d’un événement ou effectuez toute une série de tâches à titre supplémentaire à vos missions principales, souvent de votre propre initiative.
Mais quand je regarde ma boîte mails, je ne peux que constater qu’une grande part de ce que je reçois a été écrit dans le cadre d’heures payées, et que les réponses que je rédige, moi, ne le sont pas. C’est un constat, pas une volonté de dresser des barrières ou d’opposer des catégories de travailleur·euses.
Finalement, on est tous et toutes liés par l’envie de défendre la culture, et je reconnais bien sûr que toutes opérations d’éducation, de sensibilisation, de promotion et d’échanges publics ont leur raison d’être ; ces causes comptent à mes yeux. Mais ma situation ne me donne guère les moyens – en argent, en temps, en énergie – de satisfaire indéfiniment à des demandes de travail rédactionnel bénévole.
L’intégralité du message ci-dessus est valable également pour les invitations à prendre part à des manifestations littéraires, culturelles, à intervenir en tant qu’auteurice en librairies, en milieu scolaire, universitaire, socio-éducatif, médico-social, carcéral ou autre milieu spécialisé.
En espérant avoir clarifié par ces lignes les points qui me tiennent à cœur, et en espérant vivement rencontrer une meilleure compréhension de ma situation socio-économique et professionnelle,
Antoinette Rychner